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Prologue
1 : Déménagements
2 : Origines
3 : Vacances en famille  ⇦
4 : La vie d'étudiant
5 : Premiers grands voyages
6 : La vie professionnelle
7 : Voyages personnels
8 : On fait les comptes
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Chapitre 3 : Vacances en famille
Mes parents ont eu leur belle voiture neuve, la Simca P60, et quelques mois plus tard ma petite sœur est arrivée. Nous étions donc la famille idéale de ces glorieuses années, pas nombreuse comme celle des générations précédentes, avec accès aux loisirs et à la prétendue liberté. En compensation d'horaires plutôt chargés et de week-ends d'astreinte pour son travail, mon père disposait d'un peu plus de congés que le minimum légal. Il faut peut-être préciser qu'il n'y avait pas de téléphones portables, et que l'astreinte signifiait rester à la maison, joignable sur le téléphone fixe. Le premier voyage dont je me souviens un peu c'était au Carnaval de Nice et je devais avoir tout juste six ans. Il y avait bien sûr les confettis, le défilé des chars et les « grosses têtes », mais surtout nous avions mangé des petits personnages en pâte d'amandes, et ça c'était le plus merveilleux.
C'était la mode des pneus de voiture avec les flancs blancs. Si des pneus de ce type existaient dans le commerce, et même comme équipement d'origine sur les voitures de luxe, on trouvait aussi des peintures blanches qui tenaient bien sur le caoutchouc et qu'on pouvait utiliser à moindres frais. Nous avions ainsi peint en blanc les flancs des pneus de la voiture, comme des frimeurs ou des cacous comme on dit maintenant. Ça faisait peut-être de l'effet, comme les pompes noires et blanches affectionnées par les adeptes de la sape et qu'on associe parfois aux maquereaux.
Avec cette voiture nous emmenions aussi parfois les grands-parents pour une virée du dimanche et un bon restaurant. Comme mon père était fils unique il y avait forcément un biais en faveur des grands-parents paternels. Au restaurant ma grand-mère Augustine donnait toujours un pourboire généreux. Elle savait combien les métiers de la restauration sont difficiles.
Ces grand parents paternels, Augustine et Barthélemy, avaient encore tous les deux de la famille éloignée, des petits-cousins je crois, respectivement dans la province de Bergamo et celle de Belluno dans le nord de l'Italie. Nous sommes allés quelques fois leur rendre visite, quatre adultes et deux enfants dans la voiture, avec des valises sur la galerie de toit. Une fois, dans le village d'origine de mon grand-père, nous avions passé quelques jours chez des amis qui étaient d'anciens émigrés retournés au pays natal. Il y avait aussi une petite fille de mon âge, qui lorgnait sur mon ours en peluche. Au moment de repartir chez nous, mon ours avait disparu, et pour moi c'était le drame absolu, impossible de partir. Après avoir retourné toute la maison, l'ours a été retrouvé caché sous l'oreiller de la petite fille. Tout le monde était soulagé, sauf bien sûr la petite fille. Mes parents lui ont fait parvenir une poupée quand nous sommes revenus en France.
Voilà un autre événement, cette fois dans le village où ma grand-mère avait ses petits-cousins. Il y avait une chienne qui avait une portée de chiots. Nous nous étions approchés pour les voir de près. La chienne, mue par son instinct maternel de protection, s'est jetée sur nous, et précisément sur ma petite sœur. Je crois que mon père a attrapé ma sœur pour la tirer en arrière, mais la griffe de la chienne a quand même entaillé sa paupière inférieure, juste sous l'œil. Les cousins n'avaient pas autre chose que du vinaigre à proposer comme désinfectant, bien que je serais surpris s'ils n'avaient pas eu un peu d'eau-de-vie dans un placard. Il faut peut-être rappeler que l'Italie était encore très pauvre dans les années 60, pauvre et traditionaliste. Les femmes italiennes mettaient un foulard sur la tête pour entrer à l'église et ne sortaient pas sans porter des bas, même en plein été. Et bien sûr elles montaient en Amazone à l'arrière de la Vespa.
Toujours au sujet de ces voyages en Italie, encore une anecdote. Nous passions la frontière au Montgenèvre, au-dessus de Briançon. Il fallait une carte d’identité pour les adultes et le Livret de Famille pour les enfants. Une fois ma mère avait oublié sa carte et on ne l’a pas autorisée à passer. Retourner à La Mure nous aurait fait perdre un jour entier. Sur les conseils du policier français nous sommes allés à la Préfecture à Briançon. L’employée de la Préfecture a dit qu’elle ne pouvait pas faire de carte d’identité, mais que comme nous avions le Livret de Famille elle pouvait faire un passeport pendant sa pause casse-croûte, qu’il y avait un photographe pas loin, et c’est ainsi que le document pour passer la frontière a été obtenu en une heure seulement. Au total peut-être trois heures de perdues, et on se rend compte du progrès accompli en soixante ans, puisqu’il faut de nos jours plusieurs mois pour avoir un passeport, sauf complication.
Pendant les vacances d'été je passais un peu de temps chez mes grands-parents, une dizaine de jours aux Côtes et autant à la Motte d'Aveillans. Aux Côtes c'était encore la campagne ancienne. Il n'y avait pas le confort moderne. Comme à peu près partout en Matheysine le poêle à charbon restait allumé en permanence, au ralenti la nuit ; il permettait de faire la cuisine et fournissait l'eau chaude pour se laver. Les anciens mineurs recevaient gratuitement une quantité de charbon, je ne sais pas combien. Les commodités étaient à l'extérieur, en dessous du poulailler. Je n'ai pas le souvenir d'avoir du m'y rendre pendant la nuit. Il n'y avait plus de chèvres, mais toujours des poules et des lapins et aussi quelques « couris », c'est à dire des cochons d'Inde. Je ne sais pas si j'ai eu l'occasion d'en manger aux Côtes (j'en ai mangé plus tard au Pérou). Une ou deux fois ils avaient aussi eu des canards de barbarie, élevés près d'une fontaine-lavoir où ils pouvaient se baigner. Dans un grand chaudron on préparait une pâtée pour les nourrir, avec des pommes de terre, du son de blé, des herbes et je ne sais plus quels ingrédients. Les canetons semblaient se régaler. Aujourd'hui quand je vois un plat bien bourratif, épais et compact, je pense à cette pâtée pour les canards. Aux Côtes le terrain est instable. Beaucoup de maisons avaient reçu des renforts en acier pour éviter la rupture des murs. Il y avait un câble qui maintenait les deux pignons de la grange et on nous interdisait d'accéder à ce bâtiment, par crainte d'un effondrement. Il y avait un pied de vigne qui formait une sorte de treille au-dessus de la porte. En ce temps-là on se rendait souvent visite entre voisins, on restait parfois pour la veillée. Je ne comprenais pas grand chose au patois, mais je me sentais bien. La promenade traditionnelle, c'était en direction du Serre de la Roche, là où la route départementale 116, dite Corniche du Drac, surplombe le lac de Monteynard. Il y avait très peu de circulation automobile et les soirs d'été on y voyait beaucoup de vers luisants. On achetait peu de chose, en dehors du strict nécessaire, et on n'avait pas grand chose à jeter. Il y avait un grand carton rempli de bobines de fil usagées. Il s'agissait de petites bobines en bois qui avaient retenu le fil utilisé par les ouvrières gantières, celles qui cousaient à domicile. Avec ces briques élémentaires je construisait des châteaux-forts que je détruisais ensuite à la catapulte. À La Motte-Saint-Martin a été construite la première piscine de la Matheysine. C'est en effet un endroit bien exposé, à une altitude bien plus basse que La Mure, et surtout beaucoup moins venté. Depuis Les Côtes je pouvais y aller par un petit chemin qui a pratiquement disparu aujourd'hui. J'y retrouvais des copains locaux, d'autres venus de La Motte d'Aveillans ou de La Mure, et nous passions l'après-midi à jouer dans l'eau comme le font tous les gamins. Mes cousins venaient aussi quelques jours chez les grands-parents des Côtes, mais je ne me souviens pas que nous sommes restés ensemble. Peut-être avait-on considéré que trois jeunes garçons occasionneraient trop de turbulences.
La Motte d'Aveillans est une petite ville, donc très différent du hameau que sont le Côtes. Il y avait à La Motte plusieurs épiceries, des boulangeries, des boucheries, des magasins de chaussures qui ont tous disparu depuis. Augustine et Barthélemy vivaient dans un confort relatif. Comme aux Côtes on rendait visite aux amis et on se promenait. Il y avait toujours des boulistes sur la Place de la mairie, Ils pratiquaient le jeu à la Lyonnaise et il y avait parfois des concours importants. J'avais quelques copains mottois. Quand c'était la Vogue, la fête du village, nous donnions un coup de main aux forains pour monter leurs manège, en échange de quelques tickets gratuits. Je jouais aussi avec ma copine Claudette qui habitait juste en face. Ma grand-mère Augustine avait une obsession pour les apparences vestimentaires et ma mère faisait très attention pour m'équiper sans rapiéçage et surtout sans la moindre touche d'originalité. Sa conception vestimentaire nous a mis en conflit quand je suis devenu adolescent. À part ça elle était très généreuse. Un jour j'ai perdu du côté du Senépy le superbe pullover qu'elle m'avait tricoté. Quelque temps plus tard elle a vu ce pullover sur le dos du petit berger de la montagne. Elle nous a dit, et à nous seulement, qu'elle était très contente que ce soit lui qui l'ait trouvé, et c'était certainement vrai.
D'ailleurs mes deux grand-mères m'ont tricoté un nombre impressionnant de paires de chaussettes, mais aussi des bonnets et des pullovers. On craignait le froid en ce temps-là. Françoise a pris le relais à l'intention de nos petits-enfants, qui eux-mêmes ont appris les bases du tricot.
Comme employé de l'EDF mon père pouvait séjourner avec sa famille dans des camps de vacances, largement subventionnés par EDF et GDF. Il s'agissait de grandes tentes avec de vrais lits et un coin cuisine. Nous somme allés plusieurs fois dans ces camps, où la diversité culturelle était peut-être faible, mais pour nous les enfants c'était l'occasion de changer nos habitudes et de se faire des copains. C'était des séjours de trois semaines, comportant invariablement quelques journées de fête du camp avec des jeux, des sketches et le concours de pétanque. Je me souviens de quelques-uns de ces camps de toile : Sanary, Cavalaire, Sausset-les-Pins sur la côte méditerranéenne, Meschers et La Teste sur l'Atlantique, et aussi Porticcio en Corse. Nous autres les enfants étions la plupart du temps pieds nus, ce qui nous procurait une belle épaisseur de corne sous les pieds dont nous étions très fiers. Ces départs en vacances avec la voiture donnaient lieu à des rituels. Par exemple après Corps, en direction des Hautes-Alpes, juste avant la borne qui indique que nous allons quitter l'Isère, on se disait « Respire un bon coup ». Quand un conducteur un peu lent ralentissait le trafic il était invectivé par « Achète un âne » ou quelque chose de similaire. Dans le Champsaur il y avait des gamins qui vendaient des edelweiss au bord de la route. Pour leur donner quelques pièces nous avons souvent acheté des fleurs séchées. Les enfants demandaient aussi une cigarette « pour leur papa » et alors que personne ne fumait chez nous mon père avait acheté un paquet de cigarettes pour en offrir. On peut encore voir de nos jours l’inscription « Edelweiss » sur le linteau de la porte d’une de ces fermes du Champsaur.
Plus tard mes parents ont suivi des amis Murois qui allaient régulièrement en vacances en Italie, un peu au nord de Rimini sur la Mer Adriatique. Je les ai suivis pendant quelques années, et j'ai ainsi eu l'occasion de pratiquer la langue italienne que j'avais apprise pendant quatre ans. Déjà à La Mure on trouvait Topolino chez Rousset le marchand de journaux et j'achetais parfois cette version italienne de Mickey et Donald, comme mes parents m'achetaient Pif le Chien quand j'apprenais à lire le Français. J'avais ainsi acquis un bon vocabulaire, ce qui était pratique pour se faire des amis italiens. Les hôteliers et restaurateurs, eux, parlaient tous plus ou moins bien le français et l'allemand. Les cités balnéaires italiennes sont des usines à touristes, avec des parasols bien alignés sur des plages privatisées. Les premières années j'ai plutôt aimé ces vacances, mais j'ai vite eu besoin de loisirs différents.À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au LTE de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4, quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé, bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée. Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est toujours fabriquée à proximité. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons. La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui d'étudiant a été une sorte de libération. Cette année-là les manifestations lycéennes et étudiantes essayent de s'opposer à la Loi Debré. En fin d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée, mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet d'extension du camp militaire. J'avais déjà de solides idées antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé un cul de sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur. Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de Grenoble, en ce qui s'appelait alors un DEUG, et contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé de le remplacer quelques fois quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille, avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans j'avais passé la nuit dans une voiture à l'intérieur d'une casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,, une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de neige et nous étions sans doute même allés au catéchisme ensemble. Mais nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger. Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel, mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique, toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité. Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un petit boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à l'occasion de plusieurs événements foires ou salons. C'est aussi vers ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie). L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines. Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation, accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de 3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus. Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été 1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière, près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo, était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier. C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne 1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril 1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au LTE de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4, quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé, bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée. Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est toujours fabriquée à proximité. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons. La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui d'étudiant a été une sorte de libération. Cette année-là les manifestations lycéennes et étudiantes essayent de s'opposer à la Loi Debré. En fin d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée, mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet d'extension du camp militaire. J'avais déjà de solides idées antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé un cul de sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur. Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de Grenoble, en ce qui s'appelait alors un DEUG, et contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé de le remplacer quelques fois quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille, avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans j'avais passé la nuit dans une voiture à l'intérieur d'une casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,, une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de neige et nous étions sans doute même allés au catéchisme ensemble. Mais nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger. Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel, mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique, toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité. Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un petit boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à l'occasion de plusieurs événements foires ou salons. C'est aussi vers ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie). L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines. Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation, accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de 3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus. Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été 1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière, près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo, était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier. C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne 1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril 1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au LTE de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4, quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé, bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée. Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est toujours fabriquée à proximité. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons. La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui d'étudiant a été une sorte de libération. Cette année-là les manifestations lycéennes et étudiantes essayent de s'opposer à la Loi Debré. En fin d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée, mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet d'extension du camp militaire. J'avais déjà de solides idées antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé un cul de sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur. Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de Grenoble, en ce qui s'appelait alors un DEUG, et contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé de le remplacer quelques fois quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille, avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans j'avais passé la nuit dans une voiture à l'intérieur d'une casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,, une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de neige et nous étions sans doute même allés au catéchisme ensemble. Mais nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger. Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel, mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique, toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité. Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un petit boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à l'occasion de plusieurs événements foires ou salons. C'est aussi vers ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie). L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines. Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation, accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de 3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus. Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été 1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière, près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo, était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier. C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne 1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril 1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au LTE de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4, quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé, bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée. Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est toujours fabriquée à proximité. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons. La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui d'étudiant a été une sorte de libération. Cette année-là les manifestations lycéennes et étudiantes essayent de s'opposer à la Loi Debré. En fin d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée, mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet d'extension du camp militaire. J'avais déjà de solides idées antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé un cul de sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur. Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de Grenoble, en ce qui s'appelait alors un DEUG, et contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé de le remplacer quelques fois quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille, avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans j'avais passé la nuit dans une voiture à l'intérieur d'une casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,, une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de neige et nous étions sans doute même allés au catéchisme ensemble. Mais nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger. Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel, mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique, toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité. Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un petit boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à l'occasion de plusieurs événements foires ou salons. C'est aussi vers ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie). L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines. Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation, accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de 3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus. Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été 1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière, près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo, était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier. C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne 1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril 1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au LTE de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4, quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé, bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée. Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est toujours fabriquée à proximité. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons. La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui d'étudiant a été une sorte de libération. Cette année-là les manifestations lycéennes et étudiantes essayent de s'opposer à la Loi Debré. En fin d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée, mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet d'extension du camp militaire. J'avais déjà de solides idées antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé un cul de sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur. Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de Grenoble, en ce qui s'appelait alors un DEUG, et contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé de le remplacer quelques fois quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille, avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans j'avais passé la nuit dans une voiture à l'intérieur d'une casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,, une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de neige et nous étions sans doute même allés au catéchisme ensemble. Mais nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger. Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel, mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique, toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité. Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un petit boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à l'occasion de plusieurs événements foires ou salons. C'est aussi vers ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie). L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines. Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation, accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de 3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus. Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été 1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière, près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo, était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier. C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne 1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril 1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.À partir de l'âge de seize ans j'ai pu travailler quelques semaines pendant l'été. Ça faisait un peu d'argent de poche, et plus tard on se rend compte que ça compte aussi pour les points de retraite. C'est donc à la fin de mon année de Première au LTE de Vizille que j'ai eu mon premier contact avec le monde du travail. Les papeteries Rhodia prenaient quelques jeunes comme moi pour l'été. La fabrication des cahiers et bloc-notes se faisait à l'usine de Séchilienne où ces articles étaient mis dans des boites en carton, mais l’entrepôt était à Vizille et c'est de là que partaient les commandes vers les revendeurs. L'essentiel des expéditions partait vers des grossistes, et on empilait quelques dizaines de cartons sur des palettes, à la façon d'un mur de briques, on cerclait le tout avec du ruban d'acier et on emmenait les palettes jusqu'au camion. Ce qui était plus rigolo c'était la commande du libraire-papetier de Nouméa ou de celui de Saint-Denis de la Réunion. Ces petits revendeurs achetaient par exemple vingt-cinq bloc-notes au format A5, quinze au format A4, quarante cahiers d'écolier avec quadrillage Seyès et vingt avec quadrillage de cinq millimètres… Pas même un carton complet pour chaque référence commandée. On préparait donc avec soin l'assortiment demandé, bien emballé d'abord dans des cartons, et ensuite le tout était placé dans une caisse à claire-voie dite caisse Mussy qu'il fallait soigneusement monter et fermer. C'était donc très différent de la commande banale de quarante cartons de blocs au format A4. De plus la destination lointaine et supposée paradisiaque me faisait rêver. Mon premier travail rémunéré a donc été préparateur des expéditions dans un entrepôt, c’est à dire manutentionnaire. Le personnel était sympathique, mais il y avait comme partout des petits-chefs infatués de leur autorité hiérarchique. Les opportunités pour un emploi d'été étaient rares à Vizille et j'ai de nouveau travaillé dans cet entrepôt l'année suivante, après le baccalauréat.
Pour mes parents, surtout mon père, ma scolarité était toute tracée. Muni de ce bac E, Sciences et Techniques, je devais réussir le concours d'une école d'ingénieurs bien spécifique et obtenir le diplôme terminal quelques années plus tard. Ça rappelle un peu Rosa, la chanson de Jacques Brel qui dit « et qui seront pharmaciens parce que papa ne l'était pas ». J'ai donc suivi la classe préparatoire, Math Sup Technique à Voiron. Mon père avait eu son Brevet de Technicien dans le même établissement. Pour l'anecdote Zizou le prof de maths avait été le prof de mon père vingt-cinq ans plus tôt. On ne nous servait plus de vin à table comme dans les années 40, mais de l'Antésite, qui est toujours fabriquée à proximité. Nous étions une vingtaine d'élèves, presque tous des garçons. La plupart d'entre nous étaient élèves internes, c'est à dire que nous passions la nuit dans un dortoir situé dans l'établissement. En principe nous étions bouclés la nuit, mais le mur d'enceinte n'était pas bien haut. Pendant la pause de midi nous allions faire un tour en ville et c'est là que j'ai commencé à boire du café. Le mercredi après-midi j'allais parfois à Grenoble en auto-stop. Cette année-là j'ai fait quelque compétitions de ski alpin, avant d'arrêter définitivement ou presque. Bref, le passage du statut de lycéen à celui d'étudiant a été une sorte de libération. Cette année-là les manifestations lycéennes et étudiantes essayent de s'opposer à la Loi Debré. En fin d'année il y avait le passage des concours. Mes parents avaient insisté pour m'offrir le voyage à Paris en avion, pour l'examen oral. J'ai donc fait ce baptême de l'air en Caravelle, entre Saint-Geoirs et Orly. Au retour je suis rentré en auto-stop, et je suis allé à peu près aussi vite. Contre toute attente des profs j'ai réussi le concours d'entrée, mais quand même de justesse. Ça signifiait que la suite ne se déroulerait pas dans une grande ville étudiante comme Aix en Provence ou Bordeaux, mais dans une petite ville de Saône-et-Loire.
En attendant, c'était les vacances d'été. Fort d'un diplôme à caractère technique, ou plutôt grâce aux contacts de mon père, j'ai obtenu un autre emploi d'été. Cette fois c'était avec une société d'installation électrique qui s'appelait AMS. On construisait alors le grand hôpital de Grenoble, le CHU Nord, à La Tronche. Le travail consistait à tirer les milliers de kilomètres de câbles vers les prises, les interrupteurs et autres interfaces électriques, en passant par les gaines et les faux-plafonds. Ensuite un professionnel finissait les connexions. Un jour avec d'autres stagiaires d'été comme moi nous nous sommes installés sur une des poutres extérieures pour casser la croûte, à la manière de cette célèbre photo de 1932 montrant des ouvriers d'un gratte-ciel de New York assis sur une poutre métallique. Bien sûr nous nous sommes fait copieusement engueuler.
Au mois d'août cette année-là il y avait un grand rassemblement organisé sur le Plateau du Larzac, pour protester contre le projet d'extension du camp militaire. J'avais déjà de solides idées antimilitaristes et je n'ai pas manqué de me rendre à cette manifestation festive.
Ensuite ce fut la rentrée scolaire. Sans à priori sur cette école, j'ai rapidement compris que je faisais partie de cette toute petite fraction qui n'entrait pas dans le moule. J'étais trop épris d'individualité et de tolérance. Une chose positive quand même, c'est qu'il était possible de trouver un emploi technique assez bien payé pendant les périodes de vacances, dans des sociétés où se trouvaient d'anciens élèves. J'ai ainsi travaillé quelques jours à Noël pendant la période d'arrêt d'une papeterie en Belgique. L'année scolaire avançait. J'avais quand même plusieurs copains qui partageaient largement mes idées. Parfois j'allais à Lyon en auto-stop, occasionnellement pour des manifestations. Quelquefois on se faisait rafler par la police. La fin de l'année est arrivée et en juillet j'ai travaillé du côté de Rouen dans un entrepôt de tubes en acier inoxydable. J'ai appris nickel-chrome les principales nuances d'acier inox et leurs appellations dans différentes normes. Pendant cet été il a été décidé que je ne continuerais pas dans cette filière.
Il y a à tout moment des choix qui semblent insignifiants mais qui font diverger notre vie sans qu'on le sache. Là il s'agissait plutôt d'un événement bien concret, et l'avenir tracé par mes parents s'est révélé un cul de sac, ou plutôt un point de rebroussement. L'uchronie est un genre affectionné par la Science-Fiction, dont je suis amateur. Pourtant je n'ai jamais cherché à imaginer ce qui serait arrivé si je n'avais pas changé de parcours.
Après le nouveau rassemblement au Larzac de l'été 1974 j'ai donc fait quelques démarches administratives pour m'inscrire à l'Université de Grenoble, en ce qui s'appelait alors un DEUG, et contre la création desquels j'avais manifesté deux ans plus tôt. Les maths et la physique me plaisaient assez, mais je regrettais quand même de ne plus avoir de cours techniques. La thermodynamique était trop théorique à l'Université, je n'ai jamais utilisé des appareils industriels. C'est dommage.
J'avais de bons copains, surtout des locataires de la Résidence Ouest du campus. L'un d'eux faisait la plonge au restaurant universitaire pour se faire un peu d'argent. Il m'est arrivé de le remplacer quelques fois quand il ne pouvait pas assurer son poste. Avec mon pote Michel nous sommes allés à pied de chez lui à Besançon jusqu'à Vizille, avant d'enchaîner sur le Tour de l'Oisans par le GR54. Pendant les vacances scolaires je partais parfois en auto-stop, en dormant dans des abris sommaires. En février 1975, le matin-même de mes vingt ans j'avais passé la nuit dans une voiture à l'intérieur d'une casse automobile. J'étais allé ainsi jusqu'à Brest, puis j'avais pris le bateau pour Ouessant où j'avais dormi dans des bâtiments abandonnés,, une ancienne caserne, je crois.
C'est à la Résidence Ouest que j'ai rencontré Françoise. Pendant les six années que j'avais passées à La Mure il est pratiquement certain que je l'avais croisée. Je lui avais peut-être lancé des boules de neige et nous étions sans doute même allés au catéchisme ensemble. Mais nous ne nous connaissions pas. Nous avons fait notre premier voyage ensemble au printemps suivant, en Corse. Un peu plus tard, aux vacances de Noël nous avons été très gentiment invités au Maroc par Jean-Pierre et Dominique, le frère et la belle-sœur de Françoise. C'était ma première escapade hors d'Europe, en bateau entre Sète et Tanger. Jean-Pierre et Dominique nous ont fait visiter le Maroc, qu'ils commençaient à bien connaître. Nous avons voyagé dans leur camping-car avec leurs enfants, dormant sous la tente ou dans des petits hôtels.
Pendant les vacances d'été j'ai continué à travailler quelques semaines, toujours un emploi technique. Je n'ai pas de repère temporel, mais je me souviens de quelques-uns de ces jobs d'été. J'ai remis en état les palans et autres appareils qui revenaient des chantiers, chez Montalev à Voreppe. Pendant l'été 1976, année de sécheresse, j'étais sur un chantier près de Pierrelatte. Plusieurs fois j'ai travaillé pendant les arrêts d'été de papeteries, c'est à dire de grosses usines de fabrication de papier ou de pâte à papier. Il y en avait une dans l'Eure à Alizay, une dans la Sarthe à Bessé-sur-Braye, une autre en Suisse à Niederbipp… et à chaque fois je séjournais dans un camping proche du chantier, sous ma minuscule tente, avec mon petit réchaud. Du côté de Pont-de-l'Arche je prenais le café au bistro du coin, fréquenté par les ouvriers du site. En Normandie le café était servi, cela allait sans dire, avec un petit verre de calva. La première fois j'ai été surpris, et j'ai bu le calva sans rien dire. Le deuxième jour j'ai spécifié que je voulais un café sans calva. Le serveur s'est gratté la tête, a pris un morceau de papier et un crayon, s'est encore gratté la tête, et a enfin calculé le prix d'un café sans calva.
Après le DEUG j'ai suivi l'enseignement de la Maîtrise de Physique, toujours sur le campus, logeant toujours avec Françoise à la Résidence Ouest. Nous avions sous-loué une de nos chambres à d'autres étudiants qui n'y avaient pas droit et nous vivions dans une seule pièce, dormant serrés dans le petit lit. On cherchait quelques activités rémunératrices, mais seulement ponctuelles. Par exemple nous avions fait une sorte de sondage préliminaire pour une campagne de publicité. Les publicitaires prennent vraiment les gens pour plus cons qu'ils ne sont. Des amis nous avaient donné un tuyau pour un petit boulot : il s'agissait de travailler au restaurant du Palais des Sports de Grenoble pendant les Six Jours cyclistes. On commençait en fin d'après-midi pour finir au petit-matin. Un de nos copains qui travaillait avec nous avait emprunté le vélo d'un amateur pour s'essayer sur la piste. Il est tombé dans un virage relevé, peut-être par manque de vitesse, en arrachant un gros éclat de bois avec la pédale. Le soir Eddy Merckx est tombé à cet endroit précis. Par le même tuyau nous avons aussi fait la plonge au restaurant d'Alpexpo à l'occasion de plusieurs événements foires ou salons. C'est aussi vers ces années-là que j'ai fait quelques courses d'endurance, avec un niveau très modeste.
La Maîtrise de Physique acquise, option Recherche, j'ai choisi de faire un DEA de Géophysique Générale (ou peut-être Géophysique Approfondie). L'enseignement était dispensé dans la vieille ville de Grenoble, dans les locaux de l'ancien Évêché, occupés par la partie administrative du Laboratoire de Glaciologie. La partie expérimentale se faisait, pour moi, dans l'annexe du labo, sur le campus. Il s'agissait d'étudier certaines propriétés électriques de la glace de différentes origines. Une bonne partie de mon travail expérimental se passait en chambre froide. Je donnais aussi quelques cours particuliers de maths et de physique à des lycéens.
Ma demande de statut d'objecteur de conscience avait été acceptée. Un jour j'ai reçu une convocation à Paris pour une visite d'affectation, accompagnée d'un billet de train pour Paris. Je me suis pointé tôt à la gare de Grenoble, le 19 juin 1979, pour découvrir qu'il y avait une grève ce jour-là et qu'il n'y avait pas de train pour Paris. Depuis, je suis sans nouvelle.
Pour mon petit boulot d'été j'étais allé voir une société d'intérim qui avait été heureuse de savoir que je savais utiliser un tour. Ils m'ont envoyé comme tourneur à l'usine de la Viscose, près du Rondeau, pendant l'arrêt d'été des installations. Le chef d'atelier m'avait proposé une embauche, mais j'avais d'autres projets. Cette usine n'existe plus. À proximité il y a un musée qui évoque l'histoire du textile synthétique à Grenoble.
J'avais obtenu une bourse pour continuer mes études vers un Doctorat de 3ème cycle. Pas très facilement, en raison de ma situation indéterminée avec le Service National, et Claude Lorius avait fait jouer ses relations. J'ai donc continué pour deux ans au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement, toujours sur le campus. Françoise et moi avions pris en location un studio situé près du Marché d'Intérêt National, avec un peu d'aide financière de nos parents. L'été 1980 le labo avait une grosse opération sur le Glacier d'Argentière, près de Chamonix, et j'y ai participé. C'était peu de temps avant la naissance de notre fils Pierre. Sur le glacier nous étions une quinzaine de personnes, transportées avec tout l'équipement par hélicoptère depuis Chamonix. Fernand, l'homme à tout faire du labo, était un excellent cuisinier. Très tard un soir nous avons vu arriver lentement une petite lumière tremblottante depuis le haut du glacier. C'était les occupants d'un petit avion de tourisme qui avait eu une avarie et s'était posé sans trop de casse. Les passagers étaient en tenue légère, et s'étaient partagé les coussins de l'avion pour essayer de se tenir chaud. On aurait pu les pister en suivant les plumes qu'ils perdaient en route. Ils ont eu de la chance de nous trouver sur le glacier.
Notre fils Pierre est né début septembre. Quelques années plus tard son anniversaire était souvent gâché par la rentrée scolaire qui tombait à la même date. Nous nous trouvions bien tous les trois dans le petit studio, mais nous avons quand même cherché un appartement plus grand et nous l'avons trouvé Rue Gallice, dans un immeuble ancien. J'ai soutenu ma thèse de 3ème cycle, sur quelques propriétés des glaces, à l'automne 1981, dans un petit bâtiment qui n'existe plus, sur le site de l'ancien Évêché. Je n'ai pas de photo souvenir. Les couleurs vives étaient à la mode, et je me souviens que je portais un pantalon d'un violet intense.
Je n'avais pas été retenu pour un poste au CNRS. Un laboratoire en Australie pouvait m'accueillir pour un an à partir du mois d'avril 1982. Nous étions soumis à des contrôles médicaux avant cette immigration temporaire. Avant les examens plus sérieux j'avais déjà besoin d'un premier certificat de bonne santé, gentiment certifié et tamponné par une amie médecin, avec le cachet d'un cabinet de gynécologie. En attendant ce départ vers les antipodes un travail très intéressant m'était proposé, mon premier emploi après le diplôme.

Prologue
1 : Déménagements
2 : Origines
3 : Vacances en famille  ⇦
4 : La vie d'étudiant
5 : Premiers grands voyages
6 : La vie professionnelle
7 : Voyages personnels
8 : On fait les comptes
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